Départ de Dublin. Debout sur le spardeck, j'ai encore du mal à y croire.Est-ce bien moi, sur ce voilier légendaire que j'ai admiré tant de fois, sur ce bateau qui naviguait déjà quand mon grand père n'était pas né ? Six jours de navigation s'ouvrent devant moi, six jours de rêve et d'apprentissage.
Cap au sud dans le canal Saint Georges, ce bras de mer de mauvaise réputation qui sépare l'Angleterre de l'Irlande. Le capitaine nous fait part de ses inquiètudes. Un fort courant contraire et des vents peu favorables nous contraignent à une course contre la montre pour s'extraire au plus vite de ce qui peut devenir un piège. Toutes voiles dehors et avec l'appui des moteurs, le Bélem trace sa route dans la houle grossissante.
Deuxième jour, plus grand monde sur le pont, des places vides à table. La houle a encore forci et nous la prennons par le travers. Une bande de dauphins nous fait joyeusement escorte. Apparement, ces gracieux mamifères apprecient la nourriture prédigérée...Le Bélem escalade vaillement les vagues, replonge en passant son beaupré sous les eaux. Le spectacle est impressionant.
Au soir arrive l'épreuve que je redoute par dessus tout. Non, ce n'est ni de grimper en haut du mât, ni d'affronter une tempête ou des pirates sanguinaires, ma hantise personelle, c'est....le service à table. A savoir la petite vingtaine de métres qui sépare la cuisine sur le pont de la batterie juste en dessous ou nous prennons nos repas. La peur de renverser un plat et de subir les regards pleins de reproches de mes camarades affamés par ma faute. Comble de chance, ce soir c'est soupe de poisson, par ailleurs excellente. Je proclame haut et fort que celui qui n'a jamais traversé un voilier dansant la danse de saint guy en se cramponant à une soupière brulante et pleine à ras bord ne sait pas vraiment ce que signifie le mot équilibre. Par chance le repas arrive à bon port, sans une goutte renversée. Je suis fier de moi, je suis en passe de devenir un marin.
Troisième jour, le bateau est éprouvé, les stagiaires encore plus. Le capitaine décide d'une escale aux iles Scilly pour reposer tout le monde. Pendant que les gabiers montent dans les mâts pour quelques réparations, les stagiaires débarquent en zodiac. Le voile de nuages se déchire enfin, laissant apercevoir un coin de ciel bleu réconfortant aprés trois jours de grisaille, de froid et de pluie. Je retrouve quelques camarades au pub, autour de la pinte de Guiness les visages s'éclairent et les langues se délient. Le punch qui nous attend au retour achève de détendre l'atmosphère, avec la complicité de l'accordéon de Jéremy. Mais le quart de nuit sera rude pour certains....
A l'attention des stagiaires débutants, je me permettrai quelques modestes conseils. Il convient tout d'abord de se familiariser avec le langage maritime. S'il utilise des mots généralement connus, ils n'ont pas forcèment la même signification. Ainsi à un officier qui nous disait "Tout le monde sur les bras !", j'objectai naivement que c'était bien assez difficile sur les jambes, et qu'il était hors de question que j'y aille sur les bras, ce qui l'a bien fait rire. De même si on vous demande de border le perroquet, il est inutile de chercher un hypothétique animal familier pour le mettre au lit. Je me demandai longtemps d'ailleurs qui était ce Driss dont on parlait tout le temps et que je ne voyait jamais. Un passager clandestin? Je fus assez horrifié d'entendre "Tirez sur les Driss !". Ils étaient donc plusieurs, et on s'appretait à leur faire un mauvais sort ? Renseignement pris, ce n'était qu'un des nombreux cordages que l'on trouve à bord, et sa présence était tout ce qu'il y a de plus légal.
Prendre sa douche est aussi un exercice qui de fort banal au quotidien, peut se révéler particulièrement pénible sur un bateau par fort roulis. Vous entrez paisiblement dans la cabine, tout habillé et votre serviette à la main, quand un traitre coup de roulis vous projette sur la cloison du fond, et par conséquent sur le bouton poussoir, vous laissant dégoulinant d'eau froide. Pas le temps de se lamenter qu'un roulis inverse vous renvoie sur la porte d'entrée que vous risquez de franchir sans prendre la peine de l'ouvrir. On comprend que les deux grosses poignées qui se trouvent là ne sont pas décoratives.
Voilà, il est impossible de tout raconter, tant sont riches les heures passées à bord. J'avoue que le moment de franchir la passerelle et de mettre pied à terre a été pour moi comme un déchirement, je repense aux larmes si émouvantes de la petite Camille. Je remercie tous les stagaiaires qui étaient là pour partager une même passion, l'équipage pour sa patience et sa gentillesse, et le capitaine pour ses explications passionantes et sa grande connaissance de la mer et du bateau. A tous je dis à bientôt peut être, pour ma part je reviendrai, il reste encore tant à apprendre.
Amicalement. Serge